FRANÇOIS SALMERON
Critique d’art et vice-président de l’AICA France (Association Internationale des Critiques d’Art)
Enseignant à l’Ecole des Arts de la Sorbonne et à l’Université Paris 8 Saint-Denis
Journaliste pour Le Quotidien de l’Art
TEXTE
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Au diapason du monde
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Le monde est-il doué d’une âme ? La question semble superflue pour la modernité occidentale qui, dans le sillage de la science cartésienne, estime que seul l’humain est doté d’une intériorité, le « cogito », et se distingue par-là du reste de la nature qui se réduit volontiers à une simple « étendue » de matière inerte, dont on peut se rendre « comme maître et possesseur » 1 . Cet héritage est lourd de sens, car c’est à partir de ce dualisme que pointe l’anthropologue Philippe Descola 2 , que se creuse une distance incommensurable entre l’humain et le monde qu’il habite – et qu’il ne considère que comme un vulgaire stock de matière dont on dispose à volonté. Or à l’heure de la crise environnementale, quel rapport au monde serait-on en droit d’attendre et d’esquisser pour s’extraire de cette mentalité purement instrumentale ? S’agira-t-il de spiritualiser le monde et de lui conférer une valeur propre ? Ou du moins, n’est-ce pas la nature même de notre relation au vivant qu’il conviendra de spiritualiser pour tisser des liens plus justes et respectueux avec notre environnement ? Tel est l’enjeu de la démarche de Virginie Hucher qui se trouve habitée par une « recherche de sacré » dans la nature, et engage une appréhension sensible et spirituelle du monde vivant auquel nous appartenons.
Un hymne à la vie
Les formes peintes, sculptées, ou tracées sur le sable et la neige par Virginie Hucher, évoquent des figures biomorphiques. Elles renvoient tour-à-tour aux peintures et sculptures de Joan Miro, aux figures aériennes et suspendues de Vassili Kandinsky (Bleu de ciel), ou aux silhouettes découpées d’Henri Matisse, soit autant d’esthétiques qui célèbrent la pulsation organique de la vie à l’ère de la mécanisation moderne. Ce qui frappe davantage, c’est l’amplitude et la générosité des formes esquissées par Virginie Hucher, qui se posent telles les géantes Baigneuses de Picasso. Ainsi, ces corps rebondis sont dotés d’une masse, d’une densité physique : ils jouissent d’une assise. Ils affichent leur ancrage mondain, impeccablement centrés sur la toile. On y percevra la manifestation de la consistance ontologique propre à chaque être et, plus largement, l’affirmation de la vie qui exprime sa valeur intrinsèque. Ce qui s’énonce ici, c’est donc une philosophie biocentrique où chaque vivant est, à l’égal de tout autre, digne de considération et d’appréciation esthétique en soi. Plus encore, les toiles de Virginie Hucher dessinent à mon sens une lignée de particules ou de corps microscopiques – serait-ce là les fragments d’une séquence génétique à décrypter ? L’artiste cherche par-là, selon ses propres dires, à « se perdre à l’intérieur des formes », comme si toute parcelle de matière était un monde en soi. « Chaque portion de la matière peut être conçue comme un jardin plein de plantes, et comme un étang plein de poissons. Mais chaque rameau de la plante, chaque membre de l’animal, chaque goutte de ses humeurs, est encore un tel jardin ou un tel étang » 3 , affirme Leibniz. Dans cette plongée vertigineuse vers l’infinitésimal, qui s’inaugure avec le penseur de la Monadologie, c’est bien le passage d’une matière inerte à un tissu vivant qui se trouve en jeu. Dès lors, le vivant se meut-il tel un automate déterminé par des lois mécanistes ? Ou se trouve-il animé par un principe de mouvement et de vie interne ?
Telle est l’ancestrale hypothèse d’une « anima mundi » qui se rencontre dès la cosmogonie du Timée 4. Platon y suggère qu’à l’instar de tout être vivant, l’univers est composé d’un corps et d’une âme, chargée de rendre compte du mouvement des astres et des corps terrestres. Sa fonction revient donc à prêter ordre et mesure au vivant qui, sans elle, tomberait dans le chaos. Ainsi, l’âme du monde est non seulement un principe de mouvement, mais elle participe aussi à la constitution d’un cosmos harmonieux qui, par définition chez les Grecs, renvoie à l’ordre et à la beauté.
Le souffle d’un élan vital
Cette conception dynamique de l’âme se rencontre encore chez Aristote. Le Stagirite la définit comme le souffle (pneuma 5), l’impulsion, ou la poussée venant de l’intérieur qui donne vie au corps. Mais comment traduire par la peinture un tel élan ? Virginie Hucher opte pour une palette blanche, « la couleur de l’âme », pour rendre manifeste son influx dans les corps. L’artiste trace les contours de « formes architecturées ou fossilisées », à l’image de La caverne blanche, dont le titre évoque un autre mythe platonicien 6 . En s’évadant de l’obscurité de la Caverne et en remontant jusqu’à la lumière incandescente du soleil, le prisonnier illustre l’élévation de l’âme vers l’intelligible au cours de laquelle l’astre brillant, telle l’âme du monde, apparaît comme le principe grâce auquel toute chose sensible existe. La présence affirmée des corps vivants et des architectures ne saurait toutefois gommer les fonds aux teintes vert profond (végétal), ocre, marron et brun chaud (terre), ou bleu (ciel-mer), d’où ils émergent. Ces fonds chargés de boue, de coulures et d’explosions, expriment les éléments premiers du cosmos dans les philosophies présocratiques, ou le flux furieux du devenir qui, selon Héraclite, s’écoule en toute chose, et contrastent avec les quadrillages auxquels s’adossent les formes peintes par Virginie Hucher. Symbole de la catégorisation du vivant, et des taxinomies qui ordonnent le monde, ces quadrillages évoquent donc l’« économie de la nature » érigée par la science : « Il s’agit de porter l’ordre et la lumière dans l’immense richesse des matériaux qui s’offrent à la pensée, sans ôter aux tableaux de la nature le souffle qui les vivifie » 7 , souligne le naturaliste Alexander von Humboldt.
Affleurer le monde sensible
Les peintures de Virginie Hucher ouvrent ainsi une voie pour réconcilier deux approches du vivant, l’une analytique et rationaliste, l’autre organique et vitaliste, et sortir du dualisme stérile qui oppose la raison à la sensibilité. Sa pratique de la sculpture, qui vise à « extraire les formes du tableau », défait un autre dualisme, à travers un travail intuitif qui s’opère en « connexion directe » avec la terre et le bois. En posant ses œuvres sur des végétaux et des mousses, l’artiste restitue ces objets à leur milieu, et gomme la distinction que l’on établit entre la nature et l’artefact. Dès lors, la reféction de notre lien à la nature constitue un enjeu essentiel de la démarche de Virginie Hucher. A travers ses performances, Supports vivants, l’artiste réactive son amour de la danse et considère la nature, à l’instar de la célèbre formule de Galilée 8 , comme un « carnet grand ouvert ». Loin de toute violence extractiviste, qui meurtrit le sol et le stérilise, l’artiste trace sur les plages et la neige, à l’aide d’un bâton, des figures biomorphiques. Cet art éphémère, que le ressac, le vent ou le soleil effacera, se conçoit comme un « affleurement de la croûte terrestre » à l’heure où les stigmates de l’anthropocène scarifient le globe.
Les chorégraphies de Virginie Hucher constituent ainsi un rituel, un hommage à la fertilité de la nature : elles lui témoignent des égards, et lui attribuent une « sentience », c’est-à-dire une capacité à sentir commune à tous les vivants. Le corps dansant de l’artiste, quant à lui, éprouve son union avec le monde sensible : ils ne font plus qu’un. Tous deux ne sont-ils d’ailleurs pas faits de la même « chair » 9 selon Merleau-Ponty ? Car dans la danse, le corps s’inscrit de plain-pied dans le mouvement du monde. Il s’investit de son tempo, et s’en laisse affecter pour, en retour, nous faire ressentir notre appartenance commune à l’étoffe du monde – une étoffe sensible, fragile, et spiritualisée.
1 René Descartes, Discours de la méthode.
2 Philippe Descola, Par-delà nature et culture.
3 Leibniz, Monadologie, § 67.
4 Platon, Timée, 34a – 40d.
5 Aristote, Parties des Animaux, et De l’âme.
6 Platon, La République, Livre VII.
7 Alexander von Humboldt, Cosmos, essai d’une description physique du monde.
8 Galilée, L'Essayeur : « La nature est un livre écrit en langage mathématique, dont les lettres sont des triangles,
des cercles et d'autres figures géométriques ».
9 Maurice Merleau-Ponty, La nature. Cours du collège de France (1956-1960).